"Amours" de Léonor de Récondo
Ce livre, lui-aussi, m’attendait depuis plusieurs mois dans ma bibliothèque et j’ai enfin décidé de l’ouvrir.
Quatrième de couverture :
Nous sommes en 1908. Léonor de Récondo choisit le huis clos d’une maison bourgeoise, dans un bourg cossu du Cher, pour laisser s’épanouir le sentiment amoureux le plus pur – et le plus inattendu. Victoire est mariée depuis cinq ans avec Anselme de Boisvaillant. Rien ne destinait cette jeune fille de son temps, précipitée dans un mariage arrangé avec un notaire, à prendre en mains sa destinée. Sa détermination se montre pourtant sans faille lorsque la petite bonne de dix-sept ans, Céleste, tombe enceinte : cet enfant sera celui du couple, l’héritier Boisvaillant tant espéré.
Comme elle l’a déjà fait dans le passé, la maison aux murs épais s’apprête à enfouir le secret de famille. Mais Victoire n’a pas la fibre maternelle, et le nourrisson dépérit dans le couffin glissé sous le piano dont elle martèle inlassablement les touches.
Céleste, mue par son instinct, décide de porter secours à l’enfant à qui elle a donné le jour. Quand une nuit Victoire s’éveille seule, ses pas la conduisent vers la chambre sous les combles…
Les barrières sociales et les convenances explosent alors, laissant la place à la ferveur d’un sentiment qui balayera tout.
Ce que j’en pense :
L’auteure choisit une belle histoire d’amours, licites ou non, sur laquelle se greffent des secrets, des souffrances, pour nous parler du statut des femmes au début du 20e siècle, la place qu’elles occupent au sein du couple, de la famille, dans cette société patriarcale.
Au travers de ces trois couples : Victoire et Anselme, Céleste et Anselme et Victoire et Céleste, elle aborde tous les préjugés et tabous de l’époque : le pouvoir des maîtres sur les domestiques qu’ils violent en toute impunité et qui n’ont que le droit de se taire. Elle aborde aussi les mariages arrangés par le notaire, le devoir conjugal et la violence qui lui est inhérente, la femme qui n’existe qu’en temps qu’ épouse ou mère.
Elle aborde, de façon très fine, le corps des femmes, ce corps qui n’est fait que pour subir le sexe et pour enfanter, le plaisir étant inexistant, sinon tabou : « Elle est nue et se regarde dans le miroir. Elle observe son corps vide. Elle n’est pas surprise comme la première fois, elle ne découvre rien de nouveau. L’image lui confirme crûment ce qu’elle avait vu auparavant : un corps chétif, des seins inutiles, des hanches trop étroites, et ce sexe broussailleux dans lequel vient se planter Anselme. Ce sexe qui ne lui procure ni vie, ni plaisir. »
Victoire découvre la sensualité en voyant le corps nu de Céleste et commence ainsi à apprivoiser son propre corps et à l’explorer : le toucher, le contact entre leurs peaux, les caresses qui donnent accès au désir, à la sensualité.
Leonor de Recondo aborde très bien, aussi, cette notion de ventre vide, infertile qui ne sert à rien, et l’importance d’avoir un enfant pour perpétuer la famille, et tous les secrets de famille qui peuvent s’y rapporter, se perpétuant au gré des générations…
L’enfant de Céleste deviendra celui de Victoire et l’honneur sera sauf. Mais comment devient-on mère ? Comment touche-t-on son enfant ? Qu’en est-il de l’instinct maternel ?
D’autres couples viennent s’articuler sur ce triangle, le couple d’amis (sont-ce vraiment des amis ou des faire-valoir?) et surtout Huguette et Pierre qui assurent l’intendance, le seul couple qui repose sur des bases solides et dont l’amour est sincère, malgré les difficultés de l’existence.
Leonor de Recondo a bien su approfondir tous les liens entre les personnages, et approche par petites touches, l’amour, le désir pour une autre femme, la maternité et le poids des préjugés, de l’Eglise…
J’ai retrouvé la plume efficace, pleine de poésie et le rythme, la musicalité de l’écriture, et la sensibilité de l’auteure, la précision des mots. J’ai bien aimé ce roman, qui est une ode au corps des femmes et à l’amour, mais je n’ai pas retrouvé la magie de « Pietra viva », peut-être parce que d’autres auteurs du XIXe (dont on n’est pas très loin, le roman se situant en 1908) ont abordé le statut de la femme de façon plus puissante.
Note : 8,5/10
Extraits :
Le ton de sa voix est posé, presque calme. Elle réalise soudain que la solitude, dans laquelle elle est née, l’oblige à toujours acquiescer. Si elle avait eu le choix – mais ce mot n’existe ni dans sa condition, ni dans son vocabulaire – elle aurait dit : « non ». Elle l’aurait même hurlé.
Elles n’osent pas encore bouger, mais seront bientôt prises de vertige. S’aimer de toutes leurs forces, c’est ce qu’elles feront, nuit après nuit. D’abord sans bouger, de peur de briser ce miracle cutané.
Victoire blottit sa tête dans le cou de la jeune femme, et pose sa main sur son épaule. Tout est incroyablement chaste. Victoire écoute leurs respirations qui se mêlent. Elle est contre ce corps si beau qu’elle a vu dans sa chambre, et puis, il y a son odeur, un parfum capiteux et âcre, quelque chose de piquant qui émeut les narines. La découverte de l’autre.
La guerre rapproche terriblement. C’est là qu’on se dit des choses qu’on ne se dirait jamais en temps de paix, de ces secrets qui ne dévoilent pas – comme l’a fait le père d’Anselme près d’un feu de camp, lors d’une soûlerie méticuleuse qui vous laisse les boyaux retournés et l’âme déchirée.
On m’a dit : « souris, aie des enfants ! » rien d’autre. Et, tu vois, je n’ai pas réussi. Sans toi, rien. Ni le sourire, ni Adrien. Pourquoi nous a-t-on tant menti durant notre enfance ? Sur la vie conjugale, sur tout ce qui est censé faire le bonheur d’une femme ?
Moi, je suis frêle, pour que la vie me porte là où bon lui semble… Avant toi, je vivais comme un automate. Un corps désarticulé et sans âme… Avant toi, quand je me regardais dans le miroir, je me trouvais laide. Tellement laide que je ne me suis regardée qu’une fois nue. Mon corps me semblait inutile.
Lu en novembre 2016