"Charlotte" de David FOENKINOS
Aujourd’hui, je vous parle d’un livre qui a été primé deux fois. C’est le quinzième de mon challenge 1% rentrée littéraire 2014 et dans mon challenge ABC:
Résumé
« Charlotte a appris à lire son prénom sur une tombe ». Ainsi commence le roman. La sœur de sa mère Franziska qui s’appelait aussi Charlotte, s’est suicidée et toutes les deux vont souvent sur sa tombe. Il y a une malédiction dans la famille, du côté maternel, où beaucoup de personnes sont atteintes de dépression bipolaire (pour employer le terme actuel) et se suicident.
Franziska épouse un médecin Albert, dont elle a une fille qu’elle veut absolument appeler Charlotte car elle se sent coupable de sa mort, malgré la réticence de ses parents (déjà réticent au mariage qui leur paraît une mésalliance) et de son mari qui finit par céder. Ils habitent Charlottenburg (le quartier de Charlotte…)
Albert, passionné par son métier travaille beaucoup, Franziska s’enfonce à son tour dans la dépression ou de moins alterne les phases dépressives où rien ne l’intéresse, pas même sa fille, et les phases euphoriques où elle entreprend tout un tas de choses.
Après une première tentative de suicide, Albert l’envoie chez ses parents où elle retrouve sa chambre de jeune fille et les souvenirs de sa sœur décédée. Elle s’enfonce dans les idées noires et échappe à la surveillance de l’infirmière engagée par ses parents, pour se défenestrer. A Charlotte, son père va dire qu’elle est morte d’une mauvaise grippe. C’est le début du secret. Elle a huit ans.
C’est une adolescente solitaire, qui va s’animer un peu quand son père rentre Paula juive elle-aussi, chanteuse lyrique qu’il épouse à la grande joie de Charlotte qui va se mettre à la suivre partout, concert, répétitions, veillant jalousement sur elle. L’appartement devient vivant, des artistes de tous bords y viennent, on échange des idées dans des discussions animées et Charlotte commence à lire les auteurs dont elle entend parler.
En parallèle, lorsque Charlotte va chez ses grands-parents, l’ambiance est mortifère; la grand-mère sombre peu à peu dans la démence et son mari est irascible. Paula est inquiète et exige que l’on dise la vérité à Charlotte au sujet de la mort de sa mère et comme ils ne sont pas d’accord, elle ne dormira plus chez eux…
Mais, malgré cette période heureuse on sent monter le danger, la maladie, le Nazisme…
Ce que j’en pense :
C’est un très beau texte, un long poème en prose pour parler d’une jeune femme dont la peinture et les dessins ont subjugué l’auteur. David Foenkinos nous fait une très belle description de la tragédie familiale, une famille de bipolaires avec des suicides multiples et un lourd secret pour Charlotte.
Il s’agit, ici aussi d’une exo fiction, l’auteur se mettant en scène lui-même, ce qui semble être à la mode pour cette rentrée littéraire 2014 (Cf. Patrick Deville et Eric Reinhardt). L’auteur intervient ici pour expliquer son attachement à Charlotte Salomon, son art mais aussi son histoire puisqu’il suit ses traces, revient sur les lieux où elle a vécu, rencontre des témoins qui l’ont côtoyée, ou leurs descendants il met ses pas dans les siens. Il y a donc un gros travail de recherche.
L’écriture est belle, il a choisi d’aller à la ligne à la fin de chaque phrase pour se laisser et nous laisser respirer, ce qui permet de ne pas se laisser submerger par l’émotion parfois. Dans les périodes difficiles, les phrases deviennent très courtes, parfois un ou deux mots, et il est même obligé de sauter des lignes tellement c’est dur : par exemple dans la scène immonde où le grand-père de Charlotte, fier de sa propre famille, vomit sa haine de la dépression mélancolique et du suicide ; en gros, c’est lui seul qui souffre, il n’a rien compris à cette maladie et il est tellement hors de lui qu’il crache la vérité sur le secret.
On s’attache à Charlotte, on sent qu’elle ne s’en sortira pas, l’auteur n’en fait jamais mystère, donc on vit chaque instant de la vie de cette artiste secrète, taiseuse, à Berlin puis en exil, probablement atteinte de la maladie elle-aussi.
David Foenkinos décrit bien les droits bafoués, l’antisémitisme, l’exclusion : Charlotte se voit peu à peu exclue de tout, surtout des Beaux Arts, où elle avait réussi à rentrer quand-même, désignée pour le premier prix, mais ne pouvant pas le recevoir car elle est juive.
On l’enferme en l’excluant, physiquement (interdiction de fréquenter certains lieux), au sein de sa famille aussi, dans l’exil et psychologiquement au niveau des sentiments, à part les moments avec Alfred son grand amour qui la nourrit intérieurement. Il y a enfermement dans la dépression, enfermement dans la ghettoïsation, l’ostracisme, les trahisons.
« Il parle d’elle de lui, et c’est l’histoire d’un monde.
C’est l’impromptu en sol bémol majeur de Schubert.
Ils sont le bémol des reclus, et le majeur des évidences ». P 114
Elle ne peut exprimer son ressenti que dans son art. La façon dont elle crée son œuvre est puissante, elle mêle peinture, dessins, textes pour raconter son histoire, pour qu’il reste quelque chose d’elle, elle s’enferme seule dans un appartement pour le faire. Elle confie son œuvre à quelqu’un de sûr en lui disant « c’est toute ma vie ». C’est une femme vraiment exceptionnelle, elle est fragile mais réussit à laisser une œuvre (qui sera reconnue par une exposition des années plus tard) afin de ne pas sombrer dans l’oubli. Cette œuvre s’appelle : « Vie ? ou Théâtre ? »
C’est un beau livre, plein de sensibilité, qui ne tombe jamais dans le pathos ; la pudeur, la dignité sont là, constamment. On connaît bien sûr le style de l’auteur, mais dans « Charlotte » il est allé beaucoup plus loin que l’empathie dont il fait preuve d’habitude, ce n’est pas le même registre que « La délicatesse » ou « Je vais mieux » où il se complaisait à parler de lui-même, à s’auto-apitoyer…
Ici, il est envoûté par la jeune femme, dont il est tombé amoureux, au travers de la peinture ; il trouve ce qu’il a toujours cherché, c’est une reconnaissance, comme s’il avait déjà vu et vécu tout cela ; et la façon de l’écrire s’impose à lui d’elle-même. Mais doit-il chercher à tout savoir sur elle ? Il a su mettre une limite à son investigation.
J’ai beaucoup aimé et ce livre rejoint les quelques élus du coup de cœur de la rentrée 2014. Encore un livre qui fait réfléchir, sur la souffrance de la maladie, de l’exil, du rejet de la haine. L’enfermement dans la maladie mentale alors qu’une Maladie bien plus grave avance, le Nazisme.
Il a reçu le prix Renaudot et le Goncourt des lycéens
Note : 8,6/10
L’auteur :
David Foenkinos est né à Paris en 1974. A l'âge de 16 ans il est atteint d'une maladie de la plèvre et se fait hospitaliser deux mois. Il lit alors énormément et joue de la guitare. Il étudie les lettres à la Sorbonne, devient professeur de guitare. Après avoir exercé le métier d'attaché de presse dans l'édition, il parvient à faire publier Inversion de l'idiotie, son premier roman, en 2002 chez Gallimard.
Il obtient le prix Roger-Nimier pour Le Potentiel érotique de ma femme paru en 2004. La Délicatesse, 2009, lui apporte la consécration. Il adapte le roman au cinéma avec son frère Stéphane en 2011, année où il publie Les Souvenirs, son livre le plus autobiographique, Ce roman est adapté en 2013 au cinéma
En 2014, il publie "Charlotte" l'histoire vraie d'une artiste-peintre juive déportée à Auschwitz, dont les œuvres sont exposées au Musée juif d'Amsterdam.
Extraits :
J'ai choisi quelques extraits qui dévoilent le moins possible l'intrigue, mais qui sont néanmoins révélateurs:
C’est par la lenteur que tout commence.
Progressivement, elle fait tout plus lentement : manger, marcher, lire.
Quelque chose ralentit en elle.
Sûrement une infiltration de la mélancolie dans son corps. P 16
Sur l’instrument, le passé est vivant.
Charlotte a l’impression que le piano peut la comprendre.
Et partager sa blessure.
Il est comme elle : orphelin. P 37
Quand on lui enleva son fils, la mère voulut le retenir.
Elle pouvait accepter sa mort, pas son absence.
Elle sombra dans la démence. P 47
Albert tente de rassurer sa fille comme il peut.
Mais, existent-ils les mots qui atténuent la haine des autres ?
Charlotte se replie davantage.
Elle ne cesse de lire, rêve de moins en moins.
C’est à cette période que le dessin entre dans sa vie.
La passion de la Renaissance lui permet de quitter son époque. P 59
Le sentiment d’avoir enfin trouvé ce que je cherchais.
Le dénouement inattendu de mes attirances.
Mes errances m’avaient conduit au bon endroit.
Je le sus des l’instant ou je découvris « Vie ? ou Théâtre ? »
Tout ce que j’aimais.
Tout ce qui me troublait depuis des années. P 70
Lu en décembre 2014