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Les livres d'Eve
14 décembre 2013

Kinderzimmer de Valentine GOBY

Aujourd'hui je vous parle d'un livre que j'ai beaucoup aimé : un coup de coeur.

 

kindezimmer

 

Résumé

 

Suzanne Langlois intervient dans les lycées pour raconter aux élèves ce qui lui est arrivé pendant la dernière guerre mondiale car son histoire est à peine imaginable. Elle raconte son départ pour l’Allemagne à partir de Fresnes, son arrivée au camp, où elle s’aperçoit qu’elle est enceinte et que son bébé à la naissance sera placé dans la chambre des nourrissons la « Kinderzimmer » et c’est le seul enfant qui reviendra vivant.

Une question simple d’une «élève « comment vous saviez que vous alliez à Ravensbrück ? » lui fait réaliser qu’en fait elle n’a jamais rien su dans l’instant, elle a appris les noms après. En rentrant chez elle ébranlée, elle repense alors à son histoire telle qu’elle s’est produite et non comment elle a été reconstituée.

Sous le nom de Mila elle tient un magasin de partitions musicales qui est en fait un lieu abritant une activité de résistance. Une nuit, elle a une relation amoureuse sans lendemain avec un Anglais qu’elle cachait dans la cave.

Très vite, elle est dénoncée et emmenée à Fresnes où elle subit des interrogatoires musclés, des coups, des tortures. Elle s’accroche comme elle peut, échappe au poteau d’exécution et c’est le départ vers le camp de concentration de  Ravensbrück.

Il y a d’abord les hurlements des gardiens, les mots allemands qu’elle ne connait pas, les phonèmes auxquels il faut rattacher des choses ou des ordres. Elle passe par un premier block qui est en fait une mise en quarantaine et ensuite elle est affectée au block en compagnie de sa cousine Lisette. Toutes les deux se soutiennent pour résister au froid, à la faim, au manque de sommeil, l’appel au 3h 30 toutes les nuits et surtout ne pas bouger pour ne pas recevoir de coups ou être mordu pas les chiens.

A la visite médicale où elles sont toutes mises en petite tenue pour les humilier davantage, elle décide de ne pas dire qu’elle est enceinte. Ce sera son secret le plus longtemps possible pour pouvoir travailler et échapper au « Revier » l’infirmerie qu’il vaut mieux éviter.

Elle travaille d’abord dans un bâtiment où il faut trier tout ce que les Nazis ont pillé sur leur passage ; puis son amie Térésa, une Polonaise qui comprend qu’elle est enceinte se débrouille pour la faire travailler aux ateliers de couture pour qu’elle puisse s’asseoir.

Elle accouche dans des conditions difficiles et connaîtra à ce moment-là la chambre des enfants la « kinderzimmer ». Elle allaite son enfant mais elle est tellement dénutrie que le lait se tarit et c’est une autre femme qui a perdu son bébé qui va jouer le rôle de nourrice….

 

 

Ce que j’en pense :

 

C’est un roman dur, très dur mais magnifique. Les deux premiers jours je ne pouvais pas lire plus de vingt pages à la fois tant cela me bouleversait. Je trouvais l’écriture confuse mais en fait Valentine Goby retranscrit très bien la désorientation de Mila, elle ne sait pas où elle, elle ne connaît pas cette langue, elle est comme toutes les autres femmes : plongée brutalement dans l’enfer, la puanteur, la faim, la promiscuité, les maladies aux noms imprononçables pour elle.

Les troubles intestinaux sont là, les nausées aussi pour Mila et c’est le passage par le « washroom » où certaines n’ont même plus la force de retourner se coucher et meurent d’épuisement sur place dans leurs excréments.

Il y a le partage, la solidarité avec les autres qui permet de survivre mais parfois c’est l’inverse, les détenues sont sadiques entre elles pour survivre ce qui provoquent coups bagarres.

Dans la Kinderzimmer, les enfants deviennent vieux très vite à cause de la malnutrition, manque de lait maternel, manque de lait en poudre, pas de couches donc, ils dorment  dans leurs excréments. On y côtoie la souffrance des mères dont les bébés meurent. Il faut tenir le plus longtemps possible, se procurer quelque chose pour les nourrir, les habiller via l’atelier de couture.

Dès le début, Mila a caché sa grossesse car donner la vie dans un camp d’extermination tient du miracle. Pour survivre, il ne faut penser à rien, surtout pas au passé : elle continue à encoder les mots sous forme de partition musicale : 26 touches noires et blanches forment les lettres de l’alphabet c’est ce qu’elle faisait pour les résistants et elle continue de le faire dans sa tête pour rester dans l’ici et maintenant s’interdisant de penser au passé ou au futur pour pouvoir tenir un jour de plus.

La survie dépend de la non projection d’un avenir possible : tout d’abord parce que des rumeurs de débarquement américain circulent sans arrêt et sont fausses, donc ne pas espérer. De plus, comment un corps cachectique dénutri peut-il donner la vie. Elle ne sait même pas comment fonctionne son corps sa mère s’est suicidée quand elle était enfant et ne lui a rien appris. Donc au début déni de possibilité que bébé soit vivant, puis de  mettre au monde un bébé sain : quand elle perd les eaux, elle ne sait pas ce que cela veut dire : « perdre les os » donc son enfant ne pourra pas vivre si elle a perdu les os…. ensuite comment s’attacher à lui : est-ce que ça vient tout seul ?

Peut-elle faire confiance à la nourrice ? Ne va-t-elle pas lui prendre son bébé ? Donc elle ne les quitte pas d’une semelle.

Ce livre m’a vraiment bouleversée et Mila m’a impressionnée par sa capacité de résistance en vivant chaque  seconde puis sa capacité de résilience quand elle va parler dans les établissements scolaires. Elle est digne toujours même lorsqu’elle passe inaperçue.

Au retour, sa famille m’accueille mais elle est tellement maigre, décharnée, dénutrie, et son regard tellement intense dérange son père et sa tante, (elle leur fait peur) elle ne pourra pas dire ce qu’elle a vécu, ils ne veulent et ne peuvent pas l’entendre. Comment peut-on imaginer le pire ?

Valentine Goby ne sombre jamais dans le pathos. Les choses sont dites de façon détachées, du  moins en apparence, en se tenant au plus près du vécu quotidien, le plus loin possible des émotions pour ne pas faiblir, ne pas montrer aux autres qu’on a une fragilité qui peut être exploitée et retournée contre elle. Les phrases claquent, percutantes comme les coups de fouets que les femmes reçoivent, comme les sonorités allemandes qui sont une agression à elles seules car les mots sont hurlés.

Ce livre est un coup de cœur, vous l’aurez compris et je vous engage à le lire, même s’il fait mal, s’il vous remue jusqu’aux tripes car par moment on devient Mila, tellement on ressent ce qu’elle endure. On a du mal à passer au livre suivant, car les mots résonnent longtemps dans la tête. J’ai dû attendre au moins 48h pour commencer à rédiger ma critique car rien ne venait, ou du moins tout venait en même temps….

9/10 - 5 étoiles

 

L’auteur :

 



          

   

Valentine Goby

       Née à Grasse en 1974, Valentine Goby est écrivain de littérature et de littérature jeunesse.

          Diplômée de Sciences-Po, elle a vécu en Asie pendant trois ans et  effectué des séjours humanitaires à Hanoi et à Manille. Enseignante, elle a aussi fondé l'Écrit du Cœur, collectif d'écrivains soutenant des actions de solidarité.

          

          Elle a démarré sa carrière professionnelle chez Accenture où elle a travaillé de 1999 à 2001. Elle n'a jamais cessé d'écrire, et publie son premier roman en 2002 chez Gallimard : La Note sensible. Elle devient enseignante en lettres et en théâtre, métier qu'elle exerce en collège durant huit années avant de se consacrer entièrement à l'écriture, et à de multiples projets autour des livres : ateliers, rencontres, conférences, résidences d'écritures en milieu scolaire, en médiathèque, à l'université.

          Elle a depuis reçu de multiples récompenses pour chacun de ses romans, en littérature générale et en littérature jeunesse.

          On lui doit aussi, l’échappée, l’antilope blanche, qui touche à mon corps je le tue, Banquises en 2011. Elle publie pour la rentrée 2013 Kinderzimmer

         Portrait en quelques chiffres : 38 ans, 8 romans pour les grands, 12 pour les jeunes, 1 Petit éloge des grandes villes, a exercé en tant que professeur de français/théâtre dans le 92.

Thèmes


          La place des femmes, leur corps, les yeux des femmes à cause de leur corps, de leur sexe, comment une femme regarde et

Valentien Goby 2

change le monde, par amour, par envie, par orgueil, par ennui, par vengeance, en tant que sœur, mère, fille, amante. Comment l’Histoire les affecte, comme elles l’affectent, du Paris contemporain à la Provence atemporelle, à l’Afrique de l’après-guerre, à la Bretagne des années 1940.


          Les lieux, comment les lieux nous traversent, comment nous les traversons, comme l’espace nous façonne et comment nous le transformons.


          L’enfance, comment elle nous survit et s’acharne à nous habiter, dans chaque moment de la vie, dans chaque âge et en toutes circonstances, comment chaque geste est porteur d’une histoire toujours ancrée dans l’enfance. Ce qui est valable pour un homme est valable pour une nation, alors l’Histoire, la grande, me passionne aussi, c’est en elle que je cherche et trouve les racines de toutes les blessures présentes, je l’explore, la dissèque, comme les origines individuelles.

 

 

Extraits :

 

En vérité la phrase de tout à l’heure, « nous marchons jusqu’au camp de Ravensbrück est impossible. Marcher depuis la gare et connaître la destination, ça n’a jamais existé pour Suzanne Langlois. Il y eut d’abord cette route, parmi les sapins hauts et les villas fleuries, parcourue sans savoir ; et seulement plus tard, mais quand, une fois le chemin arpenté, le nom de Ravensbrück…

 

Quelque chose a été oublié quand même, elle, Suzanne Langlois. Qui   tout au long de la déportation, de la maternité au camp, a été une ligne de front singulière, constamment déplacée, entre ignorance et lucidité, l’ignorance se découvrant sans cesse de nouveaux champs. P12

 

Les deux rangées de châlits à étages sont confisquées par les premières entrées. Allonge-toi, chuchote Lisette chancelante, avant que le sol soit pris aussi. S’allonger, c’est ce qu’elles font, sous une table, serrées, emboîtées, valise sous la nuque, dans la puanteur de pisse, de pieds, de sueur. L’endroit n’a pas de nom. Ça inquiète vaguement. Pour l’instant se tenir la main, s’ancrer à fond dans cette seule certitude : la présence de l’autre. P 20

 

L’ignorance t’enfonce dans le présent, complètement, le jour est une accumulation d’heures, les heures une accumulation de minutes, les minutes une accumulation de secondes, même les secondes sont divisibles, tu ne connais que l’instant. L’instant est une soupe. P 25

 

Fin de la quarantaine, le Block 11 est vidé. Les femmes son réparties dans trois Blocks, parmi une foule de corps étrangers qui au-delà des nuances de pigment, de modelé et du nombre de dents, incarnent toutes une image de l’avenir proche. Les observer de près maintenant. Se voir dans leur miroir, traverser le miroir, frôler les coups et se dire : c’est moi. Toutes, moi… savoir par avance la déchéance qui t’attend. Ignorer tout de son processus. P 41

 

Alors, Mila codait, des heures codait, codait dans sa cellule, codait pendant les interrogatoires et ils pouvaient frapper, elle ne perdait pas complètement le fil, ça la tenait droite malgré la douleur aux mâchoires et l’arcade éclatée, elle codait, un clavier dans la tête, deux octaves et demie de touches blanches et noires sur vingt-six touches sur lesquelles elle se déplaçait comme dans l’alphabet, do pour A, do# pour B…même les mots qu’ils prononçaient : « parle do mi b fa la si la ». p 45

 

Il n’y a pas un bébé dans ce camp, pas une mère parce que mettre au monde c’est mettre à mort. Alors, se détacher de l’enfant. Tout de suite. L’ignorer désormais comme tout ce qu’on ignore au fond des corps, quand par exemple on n’a pas eu de mère, ou même lorsqu’on en a eu une, toutes ces pièces étranges et molles entassées au-dedans dont on ne connaît pas les formes, l’aspect, faire de l’enfant un viscère supplémentaire, un bout d’intestin, d’estomac, d’organe digestif non doué  de vie propre, tout de suite le deuil de l’enfant condamné comme nous toutes. P 59

 

Mila ne cherche pas d’image. Toute belle image est une souffrance, elle préfère l’attente, s’est habituée à cet engourdissement, un instant déchiré par les rencontre de la colonne d’hommes tout à l’heure, qui cicatriserait déjà si les femmes se taisaient ce soir. P 79

 

Etre vivant, c’est se lever, se nourrir, se laver, laver sa gamelle, c’est faire les gestes qui préservent, et puis pleurer l’absence la coudre à sa propre existence. Me parle pas de boulangerie, de robe, de baiser, de musique ! Vivre c’est ne pas devancer la mort, à Ravensbrück comme ailleurs. Ne pas mourir avant la mort, se tenir debout dans l’intervalle mince entre le jour et la nuit, et personne ne sait quand elle viendra. Le travail humain est le même partout, à Paris, à Cracovie, à Tombouctou, depuis la nuit des temps, et jusqu’à Ravensbrück. Il n’y a pas de différence. P 86-87

 

Contre toute attente, ce qui arrive est une échappatoire, le ventre un lieu que personne, ni autorité, ni institution, ni parti ne peut conquérir, coloniser, s’accaparer tant que Mila garde son secret. P 95

 

Elle se demande de quoi elle accouchera vu sa minceur : un bébé chat ? une salamandre ? un petit singe ? comment savoir si ce qui vient est un vrai enfant ou un produit de Ravensbrück, une masse pas regardable couverte de pus, de plaies d’œdème, une chose sans gras ?  elle n’ose pas en parler à Georgette, moins encore à Térésa : elle n’éprouve nul amour, nul désir, seule l’idée d’un espace dérobé à la vue des SS l’émeut un peu. Comment naît la tendresse ? pendant la grossesse ? avant l’accouchement ? est-ce que la vue de l’enfant la déclenche ? y a-t-il une évidence de l’amour maternel ou est-ce une invention patiente, une volonté ? p 105

 

Mila regarde la petite flaque répandue par terre jusqu’à ce qu’un Française crie tu es enceinte ? Mila ne répond pas, habituée au secret, effrayée par la sanction, alors la femme dit elle perd les eaux, la petite accouche. Perdre les os. Des os vont franchir son col. Elle tient son ventre terrorisée, à Térésa qui la soutient elle demande quels os et respire par saccades entre les contractions de l’abdomen, quelque chose se passe qui ne concerne pas sa volonté, de l’eau, des os, Georgette, maman, qu’est-ce qui arrive, qu’est-ce que c’est… p 113

 

Le père. Le frère. C’était de l’autre côté, dans la vie morte. D »jà il n’y avait plus de mère, puis on a retiré le père, le frère, plus d’hommes, retiré Lisette, comme les musiciens se retirent un à un de l’orchestre dans las symphonie des adieux de Haydn, la partition se dénude et à la fin c’est un souffle, violon solo, puis le silence. La vie maintenant c’est Ravensbrück, Térésa, James, des visages, des corps surgis ici qui n’ont aucun lien avec la vie d’avant, aucun souvenir commun. P 141

 

Mila inspire. Je veux tenir sous la glace, persister droite et dure en aiguille de sapin. Je veux être verte, ferme. Je veux m’économiser jusqu’au retour de la lumière, ralentir le battement de mon cœur, mettre mon corps au diapason,  faire d’ultimes réserves de sève fraiche et propre, je veux être prête pour la suite, s’il y a une suite. Je veux épouser le froid, je veux être l’hiver pour lui échapper, comme un prince des contes de Grimm caché dans la chambre de son ennemi, donc indécelable. P 145

 

Même Mila ne doute pas : l’Allemagne a perdu. Pour l’instant elle s’en fout. Ça ne la concerne pas, la défaite allemande sur les lignes de fronts. L’inconnue est la même depuis l’entrée au camp : tu survis, ou tu y  meurs. A Ravensbrück l’Allemagne a droit de vie et de mort sur toutes choses. Et aussi, et contre ça tu ne peux pas lutter à coups de mitraille et de phosphore, il y a : la maladie, le froid coupant, la faim. Une guerre dans la guerre.

 

Reste une hypothèse. La méthode silencieuse. Massive. Le camion rempli de femmes ; pas de coups de feu ; des cris d’abord puis le grand calme. Beaucoup y pensent, aucune n’ose le formuler jusqu’à ce que Térésa le prononce, le mot, pour le regarder en face : le gaz. Et Mila pense : à Ravensbrück, il y aurait une Kinderzimmer et une chambre à gaz…. P 166-167

 

C’est une course contre le temps. L’ennemi c’est le temps, c’est l’espace, l’autre nom du temps. Le temps l’espace qui séparent les bébés d’un toit, de réserves de lait, de médicaments, de vêtements chauds. P 204

 

Lu en décembre 2013

             

 

 

photo challenges rentrée 2013challenge ABC Babelio 2013

 

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Commentaires
S
Ce livre a remué tout le monde, je ne suis pas sûre d'arriver à l'ouvrir personnellement, surtout sur ce que tu dis de l'apparente dureté et distance de l'écriture par rapport à l'horreur du sujet, mais vous êtes tous d'une unanimité troublante sur ce roman...Merci de ta participation au non-challenge
T
Très beau billet!! J'ai eu comme toi beaucoup de mal à rédiger le mien, tu t'en es très bien sortie, et tu as su retranscrire l'émotion, bravo.
N
J'ai peur de la dureté de ce livre mais je pense le lire tout de même.
P
Je comprends ton coup de coeur mais je ne sais pas si je suis capable de lire un tel livre en ce moment. Je le note quand même car ta critique est grandiose.
K
Et oui un grand moment de lecture ! Un livre inoubliable par les images qu'il inscrit dans notre cerveau !
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