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Les livres d'Eve
31 décembre 2015

"Otages intimes" de Jeanne Benameur

          Je vous parle aujourd’hui d’un livre hors du commun. Il m’a accompagnée pendant près de deux mois. L’écriture et le thème sont tellement denses, à couper le souffle qu’il m’a fallu du temps.

          C'est un des livres que j'avais choisis dans le cadre de l'opération "Matches de la rentrée littéraire" sur Price Minister.

 

otages intimes de Jeanne BenameurL

 

Quatrième de couverture

 

          Photographe de guerre, Etienne a toujours su aller au plus près du danger pour porter témoignage. En reportage dans une ville à feu et à sang, il est pris en otage. Quand enfin il est libéré, l’ampleur de ce qu’il lui reste à ré apprivoiser le jette dans un nouveau vertige, une autre forme de péril.

          De retour au village de l’enfance, auprès de sa mère, il tente de reconstituer le cocon originel, un centre depuis lequel il pourrait reprendre langue avec le monde.

         Au contact d’une nature sauvage, familière mais sans complaisance, il peut enfin se laisser retraverser par les images du chaos. Dans ce progressif apaisement, il y a Enzo, le fils de l’Italien, l’ami taiseux qui travaille le bois et joue du violoncelle. Et Jofranka, « la petite qui vient de loin », devenue avocate à La Haye, qui aide les femmes victimes de guerre à retrouver le courage de mettre en mots ce qu’elles ont vécu.

          Ces trois-là se retrouvent autour de gestes suspendus du passé, dans l’urgence de la question cruciale : quelle est la part d’otage en chacun de nous ?

          De la fureur au silence, Jeanne Benameur habite la solitude de l’otage après sa libération...

 

 

Ce que j’en pense :

 

          Ce roman est d’une intensité telle que j’ai dû le lire très lentement, jamais plus d’une dizaine de pages par jour et encore…

          L’histoire de cet homme est belle. il vient d’être libéré après avoir été pris en otage, maltraité pendant des mois, alors qu’il faisait son métier, reporter de guerre, s’approchant au plus près du conflit pour mieux le décrire, cherchant « La » photographie, pas forcément le scoop mais la photo la plus représentative de ce qu’il vit sur le terrain, pour montrer ce qu’est la guerre au quotidien.

          Il a survécu, mais à quel prix ; il doit tout réapprendre. Tout ce qui est naturel ce qui se fait sans réfléchir, tout doit être apprivoisé de nouveau et il a du mal à mettre des mots sur ce qu’il ressent. Il est devenu un animal à cause de ses tortionnaires. Il était en mode survie pour résister.

          Il a des images plein la tête, mais ne sait pas, ne sait plus (l’a-t-il jamais su ?) mettre des mots sur tout ce qui s’est passé. Il réapprend de façon animale le moindre petit geste, manger, goûter les aliments… Il est concentré sur la saveur du pain. Ne plus jamais s’en lasser. S’en vouloir de juste avaler déjà sans prendre le temps de savourer. Que chaque chose retrouvée s’enracine vraiment. Pour ne plus jamais la perdre. Mais il oubliera. Il le sait. P 77

          En rentrant dans la maison familiale, c’est aussi le passé qui refait surface. Et Jeanne Benameur nous plonge dans les douleurs, les souffrances de chaque protagonistes, nous démontre qu’il y a certes, un otage pur et dur mais à côté, on est tous l’otage de quelqu’un ou d’une situation familiale ou personnelle.

          Le trio Etienne, Enzo, Jofranka est admirablement bien décrit, étudiant la personnalité de chacun, ses faiblesses, sa façon de survivre car on comprend très vite que ce trio qui a fait un serment sacré d’amitié fidèle est tiraillé entre amour et amitié. Chacun a fuit quelque chose, l’un dans les photographies en zones de guerre, l’autre qui travail de bois et survole la forêt en parapente, la troisième qui s’occupe des femmes victimes de viols comme techniques de guerre.

          Tous les trois mais aussi Irène, la mère d’Etienne qui avant d’avoir attendu dans la peur les retours de reportages de son fils, attendait les retours de son marin de mari, et comment elle a pu survivre, en tant que mère, épouse et surtout en tant que femme.

          Jeanne Benameur aurait pu nous parler syndrome de stress post-traumatique, résilience… en fait, elle n’emploie jamais ces mots, elle décrit de façon chirurgicale, cherchant constamment le bon mot, celui qui colle le plus à la réalité. Et pourtant, l’écriture est tellement belle que toutes sortes d’émotions nous submergent.

          Elle nous parle de réapprivoiser la vie, le quotidien, mais aussi du deuil, de la façon dont on peut avancer dans l’horreur quotidienne. Les mots sont ciselés, sculptés comme Enzo lorsqu’il travaille son bois. On sent les odeurs, celles du sang mais aussi celles du café, on entend les bruits, celui des armes mais aussi celui de l’eau qui coule. Il respire lentement, boit le café. Il se rappelle qu’il aurait tout donné pour une tasse de bon café ces derniers mois. S’en tenir à cela. Boire le café. Sentir l’arôme descendre au fond de lui. P 68

          On découvre le poids des mots, l’importance de mettre des mots sur les émotions, pour être au plus près du réel et identifier la souffrance, l’intime. Ces mots qui délivrent, qui permettent de trouver ou retrouver la liberté. Le titre du livre, déjà,  est extraordinaire. Et enfin, j'ai retrouvé la petite musique de Jeanne Benameur, la musique des mots, les sons, mais aussi les vertus de la musique pour cicatriser les plaies car notre trio est aussi un trio de musiciens, violoncelle, flûte, piano... et tapi dans l'ombre le poids du silence...

          La nature est omniprésente, complices, thérapeute. C’est beau, puissant. C’est « de la belle ouvrage », comme on disait autrefois. Chapeau, Madame Benameur, votre plume est magique. Vous avez écrit un chef d’œuvre sur un sujet tellement difficile.

          Je pourrais parler de ce livre pendant des heures tant je l’ai aimé. C’est un coup de cœur, le dernier de 2015, comme l’a été chacun des livres de Jeanne Benameur que j’ai lus jusqu’à présent. Ce livre m’a accompagné pendant toute la maladie de mon père, et je l’ai terminé après son décès. Au milieu de la lecture, il y a eu les attentats, ce qui a fait encore monter la tension interne ; tout d’un coup, je faisais partie du livre. Il m’a nourrie.

          N’hésitez pas, foncez, ruez-vous sur ce livre….

          Note : 9,6/10

 

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L’auteur :

 

          Jeanne Benameur a déjà publié aux éditions Actes Sud : « Laver les ombres » en 2008, « Les reliques », « ça t’apprendra à vivre», « Les insurrections singulières » en 2011, « Profanes » en 2013, et « Pas assez pour faire une femme ».

          On lui doit aussi « Les demeurées »...

 

Extraits :

 

Tout est magnifique dans ce livre, j'ai noté de nombreux passages à citer et le choix des extraits a été très difficile...

          Deux mots qui battent dans ses veines : je rentre. Depuis qu’il a compris qu’on le libérait, vraiment, il s’est  enfoui dans ces deux mots. Réfugié là pour tenir et le sang et les os ensemble. P 12

 

          Quand il a été enlevé, tout a basculé. On l’a fait passer, d’un coup, de libre à captif et c’était clair. La violence, c’es ça. Depuis, la violence est insidieuse. Elle ne vient plus seulement des autres. Il l’a incorporée. P 13

 

          Aucun des deux n’est plus innocent de ce qu’un homme peut faire à un autre homme. C’est un savoir qu’aucune paix n’efface. P 36

 

          Ecouter sans frémir. Ne pas se laisser submerger par la barbarie.  Ecouter les mots rares, terribles. Ne pas couper les silences. Laisser venir par fragments le récit de l’horreur.  Sa conviction totale, que si un être humain peut entendre, alors celle qui parle a une chance de reprendre place dans un monde qui a dévasté et la chair et l’esprit. Parce qu’elle est bien là, la différence entre corps et chair. Les corps peuvent bien retourner à la liberté. La chair, elle, qui la délivre ? Il n’y a que la parole pour ça. P 52

 

          Il lui a confié, l'air épuisé, Des années de sommeil et me réveiller neuf, c'est ça que je voudrais. Dormir, dormir, dormir. Sans rêver.

          Elle est impuissante à éloigner les mauvais rêves. Elle a perdu le pouvoir de sa voix, le soir, pour l'endormir. Comment berce-t-on un homme qui a derrière les paupières toutes les atrocités. P 66

 

          La grande, l’immense joie du retour qu’il n’osait même plus rêver, il n’arrive pas à la vivre. Il est toujours au bord. Sur une lisière. Il n’a pas franchi le seuil de son monde. L’exil, c’est ça ? P 68

 

          Ils n'ont pas cherché à l'avilir. La situation le faisait pour eux. Il était devenu un objet. C'est ça qu'ils ressentaient les esclaves qu'on vendait sur les marchés? P 73

 

          La vieille dame se lève. Elle appuie ses deux mains sur la table et le silence se fait. C’est sa verticalité qui a toujours fait taire chacun dans sa classe de campagne, ou dans les pires moments de sa vie quand en la voyant passer, on cessait de la plaindre.don ne plaint pas une femme qui se tient droite. Etre plainte, c’est déjà courber la tête. La verticalité, elle est là, avant même qu’elle prenne la parole. Les paroles iront droit au but..  P 144

 

 

Lu en novembre-décembre 2015

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Commentaires
P
Je suis fan de l'univers de l'Auteure, Otages intimes est sur ma liste...
L
Je l'ai acheté, je dois le lire.
O
Otages intimes est l'un des meilleurs livres 2015. Que de profondeur en comparaison de platitude tel "D'après un histoire fausse" (ou quelque chose comme ça). <br /> <br /> En plus, nous avons eu le plaisir aux Sables-d'Olonne, de rencontrer Jeanne Benameur.
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